14
RENATA hésita à la porte de la chambre puis, sachant que Cassandra s’était aperçue de sa présence, elle entra sans frapper. Cassandra était levée mais paraissait encore pâle et épuisée. Elle avait un ouvrage entre les mains et brodait à petits points précis le pétale d’une fleur ; quand le regard de Renata tomba sur la broderie, elle rougit et la posa.
« J’ai honte de perdre mon temps à une distraction aussi sotte et féminine.
— Pourquoi ? Moi aussi, on m’a appris à ne jamais rester sans rien faire de mes mains, de crainte que mon esprit ne trouve rien d’autre pour l’occuper que de ruminer mes problèmes et mes malheurs. Mais j’avoue que mes points n’étaient jamais aussi petits que les tiens. Te sens-tu mieux, maintenant ?
— Oui, je vais mieux, répondit Cassandra en soupirant. Je pense que je pourrais reprendre ma place parmi vous. Je suppose… »
Renata, la compatissante, comprit que la gorge de Cassandra se serrait, qu’elle était incapable de prononcer les mots : Je suppose qu’ils savent tous ce que j’ai essayé de faire ; ils me méprisent tous…
« Il n’y a pas un seul d’entre nous qui éprouve pour toi autre chose que de la compassion, du chagrin que tu aies été si malheureuse parmi nous, et aucun n’a parlé ni cherché à apaiser ta souffrance, dit gentiment Renata.
— Pourtant, j’ai entendu murmurer autour de moi ; je ne peux pas voir ce qui ce passe. Que me cache-t-on, Renata ? Que me cachez-vous tous ?
— Tu sais que la guerre a repris…
— Allart doit partir pour la guerre ! s’écria la jeune femme angoissée. Et il ne m’en a rien dit !
— S’il a hésité à te le dire, chiya, c’est uniquement parce qu’il craint sans doute que tu sombres de nouveau dans le désespoir et agisses inconsidérément. »
Cassandra baissa les yeux ; malgré la gentillesse du ton, il y avait un reproche dans ces paroles, bien mérité.
« Non, cela n’arrivera plus. Plus maintenant.
— Allart ne va pas partir pour la guerre. Il est envoyé au contraire hors de la zone des combats. Un messager est venu de Caer Donn, Allart est envoyé pour l’escorter, sous un pavillon de trêve. Le seigneur d’Elhalyn l’a envoyé en mission auprès des montagnards de là-bas.
— Dois-je aller avec lui ? »
Cassandra retint sa respiration, le visage si radieux, les yeux illuminés d’une telle joie que Renata hésita à parler et à la dissiper. Enfin elle murmura :
« Non, ma cousine. Ce n’est pas ton destin pour le moment. Tu dois rester ici. Tu as grand besoin de la formation que nous pouvons te faire suivre, pour maîtriser ton laran, pour que jamais plus tu ne sois ainsi accablée. Et comme je dois quitter la tour, on aura besoin de toi ici comme surveillante. Mira va commencer immédiatement à t’instruire.
— Moi ? Surveillante ? Vraiment ?
— Oui. Tu as travaillé assez longtemps dans le cercle pour que ton laran et tes talents nous soient connus. Coryn a dit que tu deviendras une surveillante très adroite. Et on aura bientôt besoin de toi. Avec le départ d’Allart et le mien, il n’y aura plus assez de travailleurs entraînés pour former deux cercles et pas assez d’entraînés à la surveillance. »
Cassandra garda un moment le silence.
« Enfin… quoi qu’il en soit, mon sort est meilleur que celui d’autres femmes de mon clan, qui n’ont rien à faire que de regarder partir leur mari à la guerre, et peut-être à la mort. J’ai un travail utile ici et Allart n’a pas à craindre de me laisser enceinte… J’ai honte, ajouta-t-elle pour répondre au regard interrogateur de Renata. Tu ne le sais peut-être pas… Allart et moi, nous nous étions fait le serment que notre mariage ne serait pas consommé. Je… je l’ai tenté et lui ai fait trahir ce serment.
— Voyons, Cassandra, Allart n’est pas un enfant mais un homme, il est tout à fait capable de prendre lui-même une telle décision ! s’exclama Renata en réprimant une envie de rire. Je ne crois pas qu’il serait flatté à la pensée que tu l’aies violé contre son gré. »
Cassandra rougit.
« Tout de même, si j’avais été plus forte, si j’avais pu maîtriser mon tourment…
— Allons, c’est fait et ne peut être réparé ; tous les forgerons des forges de Zandru ne peuvent ressouder un œuf brisé. Tu n’as pas à ta garde la conscience d’Allart. Maintenant tu dois simplement regarder devant toi. Il n’est peut-être pas mauvais qu’Allart te quitte quelque temps. Cela vous donnera à tous deux l’occasion de réfléchir à ce que vous voulez faire à l’avenir. »
Cassandra secoua la tête.
« Comment puis-je prendre seule une décision qui nous concerne tous les deux ? C’est à Allart de dire ce qui devra être plus tard. Il est mon mari et mon seigneur. »
Soudain, Renata s’exaspéra.
« C’est cette attitude qui a amené les femmes là où elles en sont aujourd’hui dans les Domaines ! An nom de la bienheureuse Cassilda, ma fille, est-ce que tu vas encore longtemps te considérer comme une pondeuse d’enfants et un objet de plaisir ? Réveille-toi ! Crois-tu que c’est uniquement pour ça qu’Allart te désire ? »
Suffoquée, Cassandra cligna des yeux.
« Mais que suis-je d’autre ? Que peut être une femme ?
— Tu n’es pas une femme ! cria rageusement Renata. Tu n’es qu’un enfant ! Chacun de tes mots le prouve ! Ecoute-moi, Cassandra. Premièrement, tu es un être humain, une enfant des dieux, une fille de ton clan, portant le laran. Crois-tu que tu ne l’aies que pour le transmettre à tes fils ? Tu es une spécialiste des matrices ; bientôt tu seras surveillante. Penses-tu franchement que tu ne sois bonne qu’à partager le lit d’Allart et à lui donner des enfants ? Dieux tout-puissants, il pourrait avoir ça d’une concubine, ou d’une riyachiyas… »
La colère empourpra les joues de Cassandra.
« Il n’est pas convenable de parler de ces choses !
— Mais seulement de les faire ? rétorqua Renata tout échauffée. Les dieux qui nous ont créées ont fait de nous des créatures pensantes ; crois-tu qu’ils voulaient que les femmes ne soient que des animaux reproducteurs ? Dans ce cas, pourquoi aurions-nous une intelligence et du laran, et une langue pour exprimer notre pensée, au lieu d’avoir simplement une jolie figure, un sexe, un ventre pour porter des enfants et des seins pour les nourrir ? Crois-tu que les dieux ne savaient pas ce qu’ils faisaient ?
— Je ne crois pas qu’il y ait des dieux », répliqua Cassandra et il y avait tant d’amertume dans sa voix que la colère de Renata s’évapora.
Elle aussi, elle avait éprouvé cette amertume ; elle n’en était pas complètement délivrée. Elle enlaça les épaules de la jeune femme et lui dit tendrement :
« Ma cousine, nous n’avons aucune raison de nous quereller. Tu es jeune et ignorante ; en apprenant ici à utiliser ton laran, tu finiras sans doute par avoir d’autres idées sur ce que tu es, par toi-même et pas seulement en tant que femme d’Allart. Un jour, tu pourras être la gardienne de ta propre volonté et de ta conscience, et ne plus compter sur Allart pour prendre les décisions pour vous deux, ni le charger du fardeau de tes chagrins en plus des siens.
— Je n’avais jamais pensé à cela, murmura Cassandra en cachant sa figure au creux de l’épaule de Renata. Si j’avais été plus forte, je ne l’aurais pas accablé de ce fardeau. Je l’ai culpabilisé en le chargeant de mon propre malheur qui m’a poussée dans le lac. Pourtant, il ne faisait que ce qu’il estimait devoir faire. Est-ce qu’on m’apprendra ici à être forte, Renata ? Aussi forte que toi ?
— Plus forte, j’espère, chiya », dit Renata en l’embrassant sur le front.
Mais ses pensées étaient sombres : Je suis pleine de bons conseils pour elle et pourtant je suis incapable de diriger ma propre vie. Pour la troisième fois, voilà que je fuis le mariage, pour cette mission inconnue à Aldaran, pour une fille que je ne connais pas et qui ne m’est rien. Je devrais rester ici et défier mon père, au lieu de m’enfuir à Aldaran pour enseigner à une jeune inconnue à se servir du laran que ses aïeux imbéciles ont transmis à son corps et à son esprit ! Qu’est donc cette fille pour moi, que je néglige ma propre vie pour l’aider à mener la sienne ?
Elle savait cependant que tout était déterminé par ce qu’elle était, une léronis, née avec du talent et assez heureuse pour avoir reçu la formation des tours afin de le maîtriser. Ainsi l’honneur lui dictait de faire ce qu’elle pouvait pour en aider d’autres, plus infortunées, à contrôler leur propre laran indésirable, qu’elles n’avaient pas demandé.
Cassandra s’était calmée.
« Allart ne partira pas sans me dire au revoir… ?
— Non, non, bien sûr que non, ma petite fille. Coryn lui a déjà permis de se retirer du cercle, pour que vous passiez cette dernière nuit sous ce toit ensemble, pour faire vos adieux. »
Elle ne dit pas qu’elle allait accompagner Allart dans le nord ; ce serait à lui de l’apprendre à sa femme, à son heure et à sa manière. Elle dit simplement :
« Quoi qu’il en soit, au point où en sont les choses entre vous maintenant, l’un de vous doit partir. Tu sais que lorsqu’un travail sérieux commence dans le cercle, il faut rester séparés et chastes.
— Je ne comprends pas. Coryn et Arielle…
— Il y a plus d’un an qu’ils travaillent ensemble dans le cercle, ils connaissent les limites de ce qui est permis et de ce qui est dangereux. Un jour viendra où tu les connaîtras aussi, mais telle que tu es maintenant, il te serait difficile de ne pas les oublier ou de les respecter. C’est pour toi le moment d’apprendre, sans distractions, et Allart serait… une distraction, dit Renata avec un sourire malicieux. Ah ! ces hommes ! Dire que nous ne pouvons pas vivre en paix avec eux… ni sans eux ! »
Le rire de Cassandra fut bref. Son visage se crispa et elle se remit à pleurer.
« Je sais que tout ce que tu me dis est vrai mais je ne peux pas supporter l’idée qu’Allart va me quitter. Tu n’as jamais été amoureuse, Renata ?
— Non, pas comme tu l’entends, chiya. »
Elle serra Cassandra contre son cœur, déchirée par son laran de compassion, souffrant de la douleur de l’autre, en la laissant sangloter sur son épaule. « Que puis-je faire, Renata ? Que puis-je faire ? » Renata secoua la tête, en regardant sombrement dans le vague. Saurai-je jamais ce que c’est, d’aimer ainsi ? Est-ce que je veux le savoir, ou un tel amour n’est-il qu’un piège où les femmes tombent de leur propre gré, si bien qu’elles n’ont plus de force pour gouverner leur vie ? Est-ce ainsi que les femmes des Comyn sont devenues uniquement des faiseuses de fils et des poupées de luxure ?
La douleur de Cassandra était cependant très réelle pour elle. Elle dit enfin, en hésitant, intimidée par la profondeur de cette émotion :
« Tu vas le mettre dans l’impossibilité de te quitter, si tu t’affliges comme ça, ma cousine. Et il aurait peur pour toi, il se sentirait coupable de te laisser dans un pareil désespoir. »
Cassandra fit des efforts pour maîtriser ses sanglots.
« Tu as raison, souffla-t-elle enfin. Je ne dois pas aggraver le remords et le chagrin d’Allart avec les miens. Je ne suis pas la première femme d’un Hastur ni la dernière qui doit voir son époux s’éloigner, sans savoir quand il reviendra, si jamais il revient. L’honneur et le succès de sa mission sont donc entre mes mains. Je ne dois pas les considérer à ta légère. Vaille que vaille (et elle redressa son petit menton d’un air obstiné) je trouverai la force de l’envoyer loin de moi ; si ce n’est avec joie, du moins de manière à ce qu’il parte sans crainte pour moi et sans que j’ajoute ma peine à la sienne. »
Ce fut un très petit groupe qui partit de Hali le lendemain matin et prit la route du nord. Donal, en suppliant, était venu seul ; Allart n’avait que le porte-étendard, auquel il avait droit en qualité d’héritier d’Elhalyn, et le messager avec le pavillon de trêve, mais pas un seul valet. Renata aussi s’était dispensée de compagnes, en déclarant qu’en temps de guerre, de telles convenances ne s’imposaient pas ; elle n’emmenait que sa nourrice Lucetta, qui la servait depuis son enfance et elle se serait même privée de sa compagnie s’il n’avait été malséant qu’une jeune fille des Domaines voyageât sans femme auprès d’elle.
Allart chevauchait en silence, à l’écart, tourmenté par le souvenir de Cassandra au moment de leur séparation, ses beaux yeux pleins de larmes qu’elle avait si vaillamment refoulées devant lui. Au moins, il ne la laissait pas enceinte ; jusqu’ici, les dieux avaient été miséricordieux.
S’il y avait des dieux, et s’ils se souciaient de ce qui arrivait à l’humanité…
Devant lui, Renata chantait d’un cœur léger avec Donal. Ils paraissaient si jeunes, tous les deux ! Allart savait qu’il n’avait que trois ou quatre ans de plus que Donal mais il lui semblait qu’il n’avait jamais été aussi jeune que lui. En voyant ce qui sera, ce qui pourrait être, ce qui ne sera peut-être jamais, on dirait que je vis toute une existence à chaque jour qui passe. Il envia le jeune homme.
Ils traversaient un territoire portant les cicatrices de la guerre, des champs calcinés, des maisons sans toit, des fermes abandonnées. Ils rencontraient si peu de voyageurs qu’après le premier jour Renata ne prit même pas la peine de garder sa cape pudiquement serrée autour de sa figure.
À un moment donnée, un engin aérien les survola : il tourna, revint à basse altitude pour les examiner puis vira encore et reparti vers le sud. Le garde portant le pavillon de trêve se laissa distancer pour chevaucher à côté d’Allart.
« Pavillon de trêve ou non, vai dom, j’aurais préféré que vous acceptiez une escorte. Ces bâtards de Ridenow risquent de ne pas respecter un pavillon de trêve ; et en voyant vos étendards, ils pourraient bien se dire que ce serait une aubaine de capturer l’héritier d’Elhalyn pour soutirer une rançon au clan Hastur. Ce ne serait pas la première fois qu’une telle chose arriverait.
— S’ils ne respectent pas un pavillon de trêve, répondit Allart avec raison, il ne nous servirait à rien de les vaincre dans cette guerre non plus, car ils ne respecteraient pas davantage notre victoire ni les conditions de la capitulation. Je pense que nous devons faire confiance à nos ennemis pour qu’ils ne violent pas les lois de la guerre.
— J’ai bien peu de foi dans les lois de la guerre, don Allart, depuis que j’ai vu un village anéanti et réduit en cendres par le feuglu, et mourir non seulement des soldats mais des vieillards, des femmes et de petits enfants. Je préférerais me fier aux lois de la guerre avec une escorte considérable derrière moi !
— Je n’ai pas prévu avec mon laran que nous serions attaqués.
— Eh bien ! vous avez de la chance, vai dom. Moi, je n’ai pas la consolation de la clairvoyance, ni d’aucune sorcellerie », grommela le garde et il s’enfonça dans un silence maussade.
Le troisième jour, ils franchirent un col qui conduisait au Kadarin, le fleuve qui séparait les domaines des plaines des territoires tenus par les montagnards, Aldaran, Ardais et les plus petits seigneurs des Hellers. Avant d’entamer la descente, Renata se retourna pour contempler le chemin qu’ils avaient parcouru, de là presque tous les Domaines s’étalaient à leurs pieds. Elle regarda les lointaines montagnes et les tours et poussa un cri d’angoisse, car un incendie de forêt faisait rage vers les monts Kilghard au sud.
« Regardez où il se dirige ! s’exclama-t-elle. Il va sûrement gagner les terres d’Alton ! »
Allart et Donal, télépathes tous deux, captèrent sa pensée : Ma maison aussi va-t-elle être détruite par les flammes, dans une guerre qui n’est pas la nôtre ? Mais, tout haut, elle dit simplement d’une voix tremblante :
« Maintenant je voudrais avoir ta clairvoyance, Allart. »
Le panorama des Domaines se brouilla devant les yeux d’Allart et il les ferma pour tenter de ne pas voir les avenirs divergents de son laran. Si le puissant clan des Alton était entraîné dans cette guerre par une offensive sur son territoire, aucune terre, aucune seigneurie des Domaines ne serait à l’abri. Peu importerait que les demeures des Alton aient été volontairement incendiées ou brûlées par un feu qui ne leur était pas destiné.
« Comment osent-ils se servir d’un incendie de forêt comme d’une arme ? s’indigna Renata. En sachant qu’on ne peut le maîtriser, qu’il est à la merci des vents sur lesquels ils n’ont aucun contrôle !
— Non, dit Allart en tenant de la réconforter. Certains léroni, tu le sais bien, peuvent se servir de leurs pouvoirs pour susciter des nuages et de la pluie afin d’éteindre les flammes, ou même de la neige pour les étouffer. »
Donal rapprocha sa monture de celle de Renata.
« Où se situe votre demeure, madame ? »
Elle tendit un bras mince.
« Là-bas, entre les lacs de Miridon et de Mariposa. La maison est cachée par les collines mais on peut voir les lacs. »
La figure hâlée de Donal exprima la concentration, puis il répondit :
« N’ayez crainte, damisela. Voyez… L’incendie va remonter le long de cette crête, là, et puis les vents le repousseront. Il s’éteindra de lui-même demain avant le coucher du soleil.
— Les dieux veuillent que vous ayez raison. Mais vous ne faites que deviner, n’est-ce pas ?
— Pas du tout. Vous le verriez vous-même, si vous vous calmiez. Vous ne pouvez sûrement pas avoir de difficulté, vous qui avez été formée dans une tour, à distinguer comment les courants aériens là-bas vont se déplacer par ici et le vent se lever là. Vous êtes une léronis, vous devez bien le voir ! »
Allart et Renata contemplèrent Donal avec stupéfaction et restèrent bouche bée.
« Une fois, dit enfin Renata, quand j’étudiais le programme de sélection génétique, j’ai lu quelque chose sur un laran de cette espèce, mais il a été abandonné parce qu’il ne pouvait pas être contrôlé. Il n’était cependant pas dans la lignée des Hastur ni des Delleray. Seriez-vous parent avec ceux de Storn ou de Rockraven ?
— Aliciane de Rockraven – la quatrième fille du vieux seigneur Vardo – était ma mère.
— Vraiment ? s’écria Renata en le regardant avec une franche curiosité. Je croyais ce laran disparu, car c’était un de ceux qui viennent à un enfant avant sa naissance et il tuait généralement la mère qui portait un tel enfant. Est-ce que la vôtre a survécu à votre naissance ?
— Oui, mais elle est morte en mettant au monde ma sœur Dorilys, dont vous aurez à vous occuper. »
Renata secoua la tête en soupirant.
« Ainsi le maudit programme de sélection des Hastur a laissé aussi sa marque dans les Hellers. Votre père avait-il du laran ?
— Je ne sais pas. Je ne me souviens pas d’avoir jamais vu sa figure, mais ma mère n’était pas télépathe et Dorilys, ma sœur, est absolument incapable de lire dans les pensées. Ma télépathie doit donc venir de mon père.
— Est-ce que votre laran vous est venu au cours de vos premières années ou brusquement, à l’adolescence ?
— Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours pu sentir les courants aériens, les tempêtes. Je ne savais pas alors que c’était du laran, je prenais cela pour un sens que tout le monde possédait plus ou moins, comme une oreille pour la musique. En grandissant, j’ai pu un peu contrôler la foudre. »
Donal raconta comment il avait, dans son enfance, détourné la foudre qui aurait pu, autrement, frapper l’arbre sous lequel sa mère s’était abritée.
« Mais je ne puis le faire que rarement et quand le danger est grand, et cela me rend malade ; alors j’essaye simplement de lire ces forces, pas de les contrôler.
— C’est la sagesse, approuva Renata. Tout ce que nous savons du laran le plus insolite nous a appris qu’il était dangereux de jouer avec ces forces ; la pluie dans une région est la sécheresse pour une autre. C’est un grand sage qui a dit : « C’est mauvais d’enchaîner un dragon pour faire rôtir de la viande. « Je vois cependant que vous portez une pierre-étoile.
— Une petite, et seulement pour les jouets. Je peux soulever et contrôler un planeur, des choses comme ça. Ces bricoles que notre léronis pouvait m’enseigner.
— Etes-vous télépathe depuis l’enfance, aussi ?
— Non. Cela m’est venu après mes quinze ans, alors que je ne m’y attendais plus.
— As-tu beaucoup souffert de la maladie du seuil ? demanda Allart.
— Pas tellement. Des vertiges, j’ai été un peu désorienté pendant une demi-saison environ. J’étais surtout désolé parce que mon père adoptif m’a interdit mon planeur pendant cette période ! »
Donal rit mais tous deux purent lire ses pensées : Je n’ai jamais compris la profondeur de l’amour de mon père adoptif pour moi, avant de sentir combien il craignait de me perdre quand j’ai eu la maladie du seuil.
« Pas de convulsions ?
— Pas du tout.
— Oui, dit Renata. Certaines lignées en souffrent plus gravement que d’autres. Vous semblez avoir eu une forme relativement mineure et la famille d’Aldaran, la forme mortelle. Y a-t-il du sang Hastur dans votre famille ?
— Je n’en ai pas la moindre idée, damisela », répondit Donal et les autres perçurent son ressentiment comme s’il avait parlé tout haut : Suis-je chervine de course ou un étalon que l’on me juge sur mon pedigree ?
Renata éclata de rire.
« Pardonnez-moi, Donal. J’ai sans doute trop vécu dans une tour et n’ai pas pensé qu’un autre pourrait trouver cette question offensante. J’ai consacré trop de temps à étudier ces problèmes. D’un autre côté, mon ami, si je dois m’occuper de votre sœur il faut certes que j’étudie sa lignée et son pedigree aussi sérieusement que si elle était un animal de course ou un bon faucon, afin de découvrir comment ce laran lui est venu, quels sont les gènes mortels ou récessifs qu’elle peut porter. Même s’ils sont latents en ce moment, ils pourraient causer des ennuis quand elle deviendra femme. Mais pardonnez-moi, je ne voulais pas vous offenser.
— C’est moi qui devrais vous demander pardon, damisela, de ma mauvaise humeur alors que vous cherchez à aider ma sœur.
— Pardonnons-nous donc mutuellement, Donal, et soyons amis. »
Allart, en les observant, envia avec une soudaine amertume ces jeunes gens capables de rire et de flirter, de savourer la vie alors même qu’ils étaient accablés de désastres en puissance. Puis il eut brusquement honte. Le fardeau de Renata n’était pas léger ; elle aurait pu laisser toutes les responsabilités à son père ou à son mari, et pourtant elle avait travaillé depuis l’enfance pour savoir ce qu’elle devait faire, comment assumer le mieux ses responsabilités, même si elle devait pour cela détruire la vie d’un enfant à naître et subir les reproches contre toute femme stérile dans les Domaines. Donal n’avait pas eu non plus une jeunesse sans souci, en vivant avec la connaissance de cet étrange laran qui pouvait les tuer, sa sœur et lui.
Il se demanda si tout être humain progressait dans la vie au bord du précipice, sur un chemin aussi étroit que le sien. Allart comprit qu’il s’était comporté comme si lui seul était accablé par une intolérable malédiction, comme si les autres étaient insouciants et libres de tout tracas. Il regarda Donal et Renata rire et plaisanter puis il songea, et ce fut pour lui une étrange et nouvelle pensée : Nevarsin m’a peut-être fait prendre la vie avec trop de sérieux. S’ils peuvent vivre avec leur fardeau en gardant le cœur léger et en appréciant ce voyage, sans doute sont-ils plus sages que moi.
Quand il talonna sa monture pour les rejoindre, il souriait.
Ils arrivèrent à Aldaran tard dans l’après-midi d’une journée grise et pluvieuse, le vent et la pluie chargés de petits grêlons. Renata avait enroulé sa cape autour de sa figure et protégé ses joues avec une écharpe ; le porte-étendard avait roulé son pavillon pour l’abriter et chevauchait emmitouflé dans une pèlerine épaisse, l’air sombre et maussade. Allart s’aperçut que l’altitude lui causait des palpitations et un léger vertige. À mesure qu’ils approchaient, Donal semblait rejeter tous soucis et paraissait de plus en plus jeune et gai, comme si l’altitude et le mauvais temps n’étaient que les signes du retour au foyer ; même sous la pluie, il allait tête nue, le capuchon de son manteau de voyage rejeté, ne remarquant pas le grésil sur son visage rougi par le vent et le froid.
Au pied de la longue côte grimpant vers le château, il s’arrêta et agita le bras en riant. La nourrice de Renata grommela :
« Devons-nous faire monter nos chevaux par ce sentier de chèvres, ou pensent-ils que nous sommes des faucons capables de voler ? »
Renata elle-même parut quelque peu découragée par la pente abrupte.
« C’est cela, le donjon d’Aldaran ? Il me paraît aussi inaccessible que Nevarsin !
— Non, répondit Donal en riant, mais autrefois, quand les aïeux de mon père adoptif devaient le conserver par la force des armes, cette situation le rendait imprenable… ma dame », ajouta-t-il avec une gêne soudaine.
Au cours du voyage, ils s’étaient appelés plus familièrement « Allart », « Donal » et « Renata » ; ce brusque retour aux formules de politesse leur fit comprendre que, quoi qu’il arrivât, cet intermède était terminé et le fardeau de leurs destins respectifs retombait sur leurs épaules.
« J’espère que les soldats sur ces remparts savent que nous ne venons pas les attaquer », grogna le garde qui portait le pavillon de trêve.
Donal rit encore une fois.
« Nous serions une troupe d’assaut bien réduite, je pense. Regardez ! Voilà mon père adoptif près des créneaux, avec ma sœur. Il a dû être averti de notre arrivée. »
Allart vit une expression vide se répandre sur la figure de Donal, celle d’un télépathe en communication avec des personnes hors de portée de voix. Quelques instants plus tard, Donal sourit gaiement et déclara :
« Le chemin muletier n’est pas si abrupt, vous savez. Derrière le château, il y a des marches taillées dans le rocher, il y en a deux cent quatre-vingt-neuf. Préféreriez-vous monter par là ? Et vous, mestra ? demanda-t-il à la nourrice qui gémit d’effroi. Venez, mon père adoptif nous attend. »
Pendant le long voyage, Allart avait utilisé toutes les techniques apprises à Nevarsin pour tenir à distance les avenirs foisonnants. Comme il ne pouvait absolument rien y changer, il savait qu’en se permettant de s’y attarder avec une peur morbide, il s’abandonnait à une sorte de délectation morose qui devait être sévèrement bridée. Il lui fallait prendre ce qui se présentait et ne regarder devant lui que lorsqu’il avait une chance raisonnable de voir lequel des avenirs possibles pourrait être modifié par un choix qu’il avait la possibilité de contrôler. Mais quand ils atteignirent le sommet escarpé de la colline, quand ils s’abritèrent de la grêle et du vent des hauteurs dans la cour d’honneur, où des serviteurs se précipitèrent pour prendre les chevaux, Allart comprit qu’il avait déjà vécu cette scène, en souvenir ou en prévision. Momentanément désorienté, il entendit un cri aigu d’enfant et il lui sembla voir un flamboiement d’éclairs, au point qu’il eut un mouvement de recul physique en percevant cette voix, un instant avant de l’entendre clairement. C’était tout simple, finalement, pas de danger, pas d’étranges éclairs fulgurants, rien qu’une voix d’enfant joyeuse appelant Donal… et une petite fille, ses longues nattes lui battant le dos, jaillit de l’abri d’un porche et se jeta au cou du jeune homme.
« Je savais que ça devrait être toi avec les étrangers. Est-ce la dame qui doit être ma gardienne et ma maîtresse ? Comment s’appelle-t-elle ? Elle te plaît ? Comment était-ce dans les plaines ? C’est vrai que les fleurs y fleurissent toute l’année comme on me l’a dit ? Tu m’as apporté un cadeau ? Qui sont ces gens ? Quelle sorte d’animaux montent-ils ?
— Doucement, doucement, Dorilys, intervint une voix grave. Nos hôtes vont nous prendre pour des barbares des montagnes si tu jacasses comme une gallimak mal élevée ! Lâche ton frère et accueille nos invités comme une dame ! »
Donal laissa sa sœur se cramponner à sa main tandis qu’il se tournait vers son père adoptif mais il la dégagea quand Mikhail d’Aldaran le prit dans ses bras.
« Très cher enfant, tu m’as beaucoup manqué. Maintenant veux-tu nous présenter nos hôtes honorés ?
— Renata Leynier, léronis de la tour de Hali », dit Donal, et Renata fit une profonde révérence au seigneur d’Aldaran.
« Madame, c’est une grâce et un grand honneur pour nous. Permettez-moi de vous présenter ma fille et mon héritière, Dorilys de Rockraven. »
Dorilys baissa timidement les yeux en faisant sa révérence.
« S’dia shaya, domna », bredouilla-t-elle.
Puis le seigneur d’Aldaran fit avancer Margali.
« Voici la léronis qui s’est occupée d’elle depuis sa naissance. »
Renata examina attentivement la vieille femme. Malgré sa pâleur, son aspect fragile, ses cheveux gris et ses rides il émanait d’elle une puissance indéfinissable. Renata pensa : Si elle a été entre les mains d’une léronis depuis sa naissance et si Aldaran estime qu’elle a besoin d’un contrôle plus fort… au nom de tous les dieux que peut-il craindre pour cette charmante petite fille ?
Cependant, Donal présentait Allart à son père adoptif. Allart, en s’inclinant, leva les yeux pour contempler les traits de faucon de don Mikhail et comprit soudain qu’il avait déjà vu ce visage dans des rêves et des visions d’avenir, il le comprit avec un mélange d’affection et de peur. Ce seigneur montagnard tenait en quelque sorte la clef de son destin, mais il ne pouvait voir qu’une salle voûtée en pierre blanche, comme une chapelle, et des flammes vacillantes, et du désespoir. Allart lutta contre les images importunes et confuses, pour les chasser en attendant de pouvoir les trier rationnellement.
Mon laran ne sert à rien pensa-t-il, qu’à m’effrayer !
Alors qu’on les escortait à travers le château vers leurs chambres, Allart se surprit à chercher nerveusement la salle voûtée de sa vision, le lieu des flammes et de la tragédie. Mais il ne la trouva pas et se demanda si elle était dans le château d’Aldaran. À vrai dire, elle pouvait être n’importe où… ou, se dit-il amèrement, nulle part !